A la veille de l’Assemblée Générale de l’ONU, Noomane Fehri, ministre des TIC et de l’Economie numérique, nous a adressé cette tribune à propos des dangers qui guettent Internet et la Tunisie sur Internet. Nous la reproduisons ici in extenso.
A la veille de l’Assemblée Générale de l’ONU, Noomane Fehri, ministre des TIC et de l’Economie numérique, nous a adressé cette tribune à propos des dangers qui guettent Internet et la Tunisie sur Internet. Nous la reproduisons ici in extenso.
Récemment, Donald Trump, un candidat aux élections présidentielles américaines, a proposé de couper Internet afin d’isoler DAECH. Mais ces déclarations qui font polémique (chose à laquelle Donald Trump est d’ailleurs familier), sont loin d’être anodines.
Cette polémique intervient à une semaine de la réunion tant attendue de l’ONU sur les résultats du SMSI+10. Durant cette réunion qui se déroulera le 15 et 16 décembre prochain, les thématiques de l’ ICT4developpement, de la fracture numérique et de la gouvernance d’Internet seront discutées dans un climat de tensions géopolitiques énormes. Avec des menaces terroristes réelles, des pays «développés» (comme la France) sont arrivés même à demander solennellement à ce que les Etats Unis interviennent d’une façon unilatérale dans la politique de gestion des ressources d’Internet. Quitte à fermer (shut down) des sites jugés «extrémistes».
Cet environnement de peur avec ces décisions réactionnaires et parfois populistes, feront que les dérives pourront se multiplier. La montée du Front National en France en est une conséquence évidente. Bientôt, un simple site spirituel islamique hébergé à l’étranger qui n’appelle en rien au djihad et ne fait aucun discours de haine, pourra se voir déconnecté car «quelqu’un» a jugé, délibérément, qu’il était un site satellite de la nébuleuse DAECH. En poussant le raisonnement plus loin, on trouvera que ce jugement arbitraire des Etats pourrait même être utilisé contre des sites de journaux, de médias d’opinion, voire même les projets commerciaux non proches du pouvoir. Bonjour les dérives !
D’un autre coté, IL FAUT ETRE CLAIR : NOUS DEVONS GAGNER LA GUERRE CYBERNETIQUE ANTI-TERRORISTE. Pour s’y faire, plusieurs outils sont à notre disposition :
– Une jurisprudence plus ferme et plus adaptée à ces crimes virtuels : ces textes de lois feront monter en efficacité ces services de renseignement tout en restant en diapason avec les nouvelles technologies et les nouvelles techniques de communication.
– Renforcer le travail des services de renseignement, grâce aux outils technologiques modernes.
– Mais aussi, et surtout, grâce à un discours opposé à celui des obscurantistes qui occupe l’espace cybernétique. C’est à dire un discours ainsi qu’un comportement qui donne l’espoir et pousse à plus d’ouverture d’esprit. Il doit être soutenu par une vraie bataille contre la fracture numérique. C’est comme ça qu’on va arrêter DAECH et tous ses rejetons intellectuels.
Or, on observant bien ce qui se passe, on trouve que l’histoire se répète :
Durant le 20éme siècle, les grandes puissances économiques se battaient pour le contrôle des espaces socio-économiques et tentaient d’avoir la main sur les matières premières (l’or, le pétrole, etc.) nécessaires pour leur économie. Une économie basée sur des champions nationaux (des rockfellers). Ces grandes puissantes étaient toujours prêtes à faire sortir leurs avions et leurs chars pour protéger cette économie. Résultat : Une géostratégie de conflits et de guerres.
Mais en ce début du 21ème siècle, force est de constater que des prémices de guerre se dessinent à l’horizon. Mais cette fois-ci, elle est dans le cyber-espace. Le Net. Cet endroit qui n’a de limite que notre imagination. Aucune frontière ne l’arrête. La bataille du cyber-espace est bien là et elle est au cœur de la géopolitique mondiale. Et qu’on le veuille ou pas, elle nous affecte directement. Nous, ici, en Tunisie !
Dans ce 21éme siècle, les nouveaux “rockfellers” sont du type GAFA américaines, européennes, russes et chinoises :
– La plus grande compagnie aérienne du monde n’a aucun avion: eBooking.
– La plus grande compagnie hôtelière du monde ne possède aucun hôtel : Airbnb.
– Les plus grands supermarchés du monde n’ont aucun magasin : e-bay, Ali Baba…
– La plus grande compagnie de taxi au monde ne possède aucun Taxi : Uber.
– Les plus grandes compagnies de télécommunications au monde ne possèdent et n’investissent dans aucun réseau téléphonique: Facebook, Viber, Skype, etc.
Et bientôt, les plus grandes banques du monde ne posséderont aucun siège et ne seront dans aucun pays. Ils seront partout à la fois (exemple du bitcoin, etc.), au grand dam des Etats et de leurs banques centrales. Ces derniers devront, par ailleurs, tôt ou tard, s’y adapter car… il n’y a pas d’autres solutions, tout simplement ! Et il n’y aura aucun moyen de freiner cette mouvance.
Dans ce contexte, et comme c’était le cas durant le 20ème siècle, les grandes puissances économiques sont, donc là, en train de se battre encore une fois. Mais cette fois-ci, pour le contrôle de l’espace cybernétique et le contrôle de la matière première cybernétique : les données personnelles. Et qui dit données personnelles, dit les cerveaux de nos citoyens. Histoire bis repetita placent ! Bien que cette fois-ci, elle soit en version «2.0».
Mais la vision de chacun sur ce sujet de ‘comment se repositionner sur l’échiquier mondial’, est différente entre les Etats Unis, une partie de l’Europe, les chinois, les russes, les brésiliens et un certain nombre de pays émergents.
Où est donc la Tunisie dans tout ça et que devrions-nous faire ?
Sur le plan de la gouvernance de l’Internet, la Tunisie -comme du temps de Bourguiba- doit garder une position neutre tout en protégeant ses intérêts, sans s’immiscer dans des batailles inutiles.
Nous avons toujours milité et nous continuerons à militer pour une approche multipartite dans la gouvernance d’Internet (multistakeholders approach) où l’Etat, le privé et la société civile trouvent, et en toute transparence, le meilleur modèle de gestion des ressources du Net. Même en temps de crises.
Lors du SMSI de 2005 à Tunis, la Tunisie était pionnière en prônant le modèle “multistakeholders governance” pour l’Internet. Et nous continuons à être pionniers de cette approche multistakeholder avec des exemples vivants, même dans d’autres domaines. Comme le rôle de la société civile (le Quartet formé par l’UGTT, l’UTICA, la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme et l’Ordre des Avocats de Tunisie) lors de la crise politique qui a secoué la Tunisie en 2013. Ceci est un exemple concret de l’approche multipartite appliquée à la démocratie dans la résolution des conflits.
Un autre exemple plus récent (2015) : le conseil stratégique du numérique. Ce conseil chapeauté par le Président du gouvernement et qui met les lignes directrices du développement de l’Economie numérique en Tunisie, est composé par les ministères (l’Etat), des représentants du secteur privé et des représentants de la société civile.
Nous devons reprendre confiance en nous. Mais surtout, reprendre un certain leadership mondial dans le domaine de l’Internet et de l’économie digitale. Nous avons un rôle mondial à jouer qui dépasse notre superficie et nos 11 millions d’habitants. Grâce à quoi ? Grâce à nos jeunes et à notre héritage socio-culturel.
Ce leadership ne doit pas nous éloigner de notre voisinage et de son contexte méditerranéo-arabo-africain. Même s’il faut rajouter une couche internationale anglicisante à notre stratégie de développement.
Certains diront que les problèmes de tous les jours du Tunisien moyen sont tout autres… que les urgences sont ailleurs. On dira, peut-être, que le Tunisien moyen ne se sent pas concerné par cette guéguerre technologique et qui est, en plus, virtuelle. Mais la réalité est que nous devons travailler pour les urgences du court terme, les projets du moyen terme et la stratégie sur le long terme.
Il faut continuer à faire des réalisations concrètes comme nous le faisons actuellement. Mais il faut aussi, et surtout, que plusieurs d’entre nous travaillent durement pour le futur de nos générations… Comme nous le faisons aussi, maintenant.
Seulement voilà, ce futur est tellement proche qu’il avance très vite. Comme un Tsunami. Et pour éviter les dangers de ce Tsunami (cette transformation digitale), nous devons nous préparer physiquement (avec de l’infrastructure digitale) et mentalement (avec des programmes d’éducation digitale). Ceci nous permettra de nous élever au dessus des vagues et de préparer un avenir prometteur à nos jeunes.
Pour se repositionner, nous avons établi une stratégie sur 5 ans appelée ‘Tunisie Digitale’. Une stratégie qui, rappelons-le encore une fois, a été construite en grande partie grâce un modèle multistakeholders (meeting de Tabarka et de Korba).
La stratégie ‘Tunisie Digitale’, vise a atteindre les objectifs suivants à l’horizon 2020 :
– Nous allons connecter toutes les familles tunisiennes pour réduire la fracture numérique entre nos régions. Mais aussi, entre la Tunisie et le monde développé.
– Nous allons combattre le cyber-terrorisme et le gagner
– Nous allons donner l’accès à l’éducation à tous nos enfants pour qu’ils aient une meilleure éducation possible avec les meilleures ressources pédagogiques non seulement tunisiennes, mais surtout internationales. Grâce à quoi ? Grâce à l’école digitale qui garantira l’égalité des chances entre tous les enfants.
– Nous allons passer dans un pays où l’administration sert le citoyen et les entreprises. Où ses employés travaillent efficacement, d’une façon équitable, transparente et sans recours au papier.
– Nous sommes en train de travailler et d’avancer sur des programmes ciblées qui créeront des opportunités réelles : Smart-Tunisia avec ses 50000 emploies et le programme Startup-Tunisia qui créera 50000 autres emploies.
C’est cette ouverture sur le monde extérieur (en tirant le meilleur de chacun dans cet espace) qu’on pourra nous en sortir.
Noomane Fehri
Ministre des Technologies de l’information et de l’Economie numérique