«Depuis le 1er janvier 2012, nous avons recensé pas moins de 130 atteintes aux journalistes, dont 94 d’ordre physique. Le pire : c’est que les auteurs de ces agressions ne sont toujours pas sanctionnés», a déclaré Olivia Gré, Chef du bureau tunisien de Reporters Sans Frontières (RSF), lors d’une conférence de presse organisée le 4 octobre à Tunis à l’occasion du premier anniversaire de création du bureau tunisien de RSF.
Et pour cette occasion, RSF a dressé un bilan plutôt négatif de l’état de la presse en Tunisie. «Le principal acquis depuis la chute de Ben Ali est incontestablement la liberté de parole. Oui, mais jusqu’à quand ?», s’est demandé pour sa part Christophe Deloire, directeur général de RSF. «Il y a une année, nous avons lancé notre campagne en Tunisie à l’occasion de l’ouverture de notre bureau à Tunis. Nous avons choisi le slogan ‘Libres jusqu’à quand ?’ pour cette campagne d’affichage. Quelques uns ont été choqués par un tel slogan. Depuis, nous avons, chaque jour, la preuve de la fragilité de cette liberté avec la multiplication des menaces».
Internet libre, mais jusqu’à quand ?
Sur la question d’Internet, le directeur de RSF s’est félicité que la Tunisie n’applique, pour le moment, aucune censure vu qu’il y a absence d’un cadre légal qui régit les sites électroniques. «Mais ce vide juridique peut être un danger puisque l’exécutif pourra ressusciter le ministère de l’information ou toute entité qui permettra de contrôler l’information en ligne», avertit M. Deloire. «Il faut que l’interdiction de la censure (sur Internet, ndlr) soit juridiquement inscrite».
Cette situation de flottement est d’autant plus inquiétante quand on apprend que l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) veut criminaliser l’atteinte au sacré dans la constitution. Une décision que le directeur de RSF a fustigé puisqu’il la considère comme un «projet attentatoire à la liberté d’expression qui ne doit, en aucun cas, devenir une loi fondamentale». Pour M. Deloire, un telle intention n’a qu’un seul but : intimider et harceler tous les opposants.
Double langage, double facette
Le président de RSF s’est aussi étonné du double langage de la Troïka et notamment du parti Ennahdha : «Pendant mes 3 jours ici, j’ai rencontré une bonne partie de la classe politique gouvernante. Ils nous ont tous fait des déclarations pleines de bonnes intentions. Mais ce n’est pas suffisant si ça ne se traduit pas sur le plan pratique. L’ingérence de l’exécutif dans les médias se fait de plus en plus ressentir. Soit par les nominations de personnes proches du pouvoir à la tête des médias publics, soit par les pressions que subissent les journalistes».
Sur ce point, Mme Gré a rappelé que 14 procès ont été intentés contre les médias tunisiens depuis le 1er janvier 2012. Elle rappellera ainsi les poursuites contre Nessma à propos de l’affaire Persepolis où la chaine a été épinglée par le tribunal. En contrepartie, les agresseurs ont été acquittés contre 7 dinars d’amende seulement. «Nous, RSF Tunisie, nous étions révoltés et choqués par une telle décision. Nous allons tout faire pour que ça se reproduise plus», a déclaré Olivia Gré.
Le président de Reporters Sans Frontières, quant à lui, a vivement critiqué les membres du gouvernement qui soutiennent, même tacitement, toute forme d’agression contre les journalistes. «Ce sont les mêmes que nous étions en train de défendre sous Ben Ali au nom de la liberté d’expression», rappelle-t-il. «Et aujourd’hui, nous avons la légitimité de les rappeler à l’ordre».
RSF épingle les 3 présidents
«Dès que je rentre à Paris, je vais écrire aux trois présidents pour leur demander officiellement des décisions urgentes sur 4 points», poursuit M. Deloire. «Le premier : les attaques policières et de quelques groupuscules religieux contre les journalistes. Des attaques qui sont carrément encouragées par quelques responsables politiques (en clin d’œil aux déclarations de Habib Ellouz, ndlr) ou tacitement soutenues par le silence complice d’autres».
Le deuxième point qui figurera dans cette missive en cours de préparation : la fameuse liste noire des journalistes qui ont servi le régime de Ben Ali. «Nous sommes contre l’étalage sur la place publique de cette liste ou même des menaces de les divulguer car tout ceci n’a qu’un but : intimider les journalistes», affirme M. Deloire qui rappellera, par la suite, que justice ne peut être faite si on se met à lyncher publiquement les corrompus du RCD, mais plutôt via un jugement équitable et neutre.
«Les médias tunisiens doivent sortir de l’insécurité juridique. Il faut absolument appliquer les décrets 115 et 116» (relatifs au nouveau Code de la Presse et à la création de la Haute autorité pour la communication audio-visuelle, NDLR). C’est le troisième point qui figurera sur la lettre de RSF aux trois présidents malgré quelques critiques émises par son président sur leurs défauts. «Mais sur certains aspects, ces deux décrets, et notamment l’article 115, ont le mérite de protéger les journalistes».
Quant au 4ème point, il portera sur la promulgation d’une loi interdisant toute forme de censure sur le Net ainsi que l’abandon du projet criminalisant l’atteinte au sacré. D’autres points seront évoqués également dans cette lettre officielle de RSF adressée à Marzouki, Jebali et Ben Jaafar. Comme les menaces d’Ennahda au sujet de la privatisation des médias publics ou encore la répartition de la publicité publique sans critères objectifs clairs.
Olivia Gré a, pour sa part, regretté qu’aucune nouvelle licence de radio ou de télé n’a été octroyée par le nouveau gouvernement. Or la multiplication de ces canaux de communication est un gage de la liberté d’expression en Tunisie. Une liberté qui aura son impact positif sur la vie politique, sociale et même économique du pays.
«Nous avons soutenu la Tunisie sous Ben Ali et elle a une place privilégiée chez RSF. Nous allons continuer à soutenir les journalistes tunisiens autant que nous le pouvons. Ce n’est pas le moment de les lâcher», conclut Christophe Deloire.
Welid Naffati
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